mercredi 22 février 2012
N. Boukrouh avant et après
Dans une nouvelle contribution publiée dans les colonnes du Soir d'Algérie(19 février 2012) sous le titre très nostalgique de "Avant et aujourd'hui",Noureddine Boukrouh nous prédit péremptoirement que les partis islamistes arrivés au pouvoir par le biais des urnes dans plusieures pays arabes ne parviendront pas à rééditer les performances économiques de l'AKP turc.Il est encore trop tôt pour savoir si le parti Ennahda en Tunisie ou encore les Frères musulmans en Egypte passeront avec succès le "test" de la gestion des affaires de leurs pays respectifs,mais ce qui est certain,c'est que même dans le cas tout à fait envisageable d'un échec de leur gestion, ce ne sera sûrement pas pour les raisons avancées par l'auteur.Pour lui,le succès de l'AKP tient à deux raisons :"la laïcité inscrite dans la Constitution, et les pré-requis nécessités par la perspective d’intégrer l’Union européenne".Pour ce qui est de la laicité,puisque cette dernière constitue en quelque sorte un condition sine qua non,pour la réussite de tout programme économique,pourquoi les partis traditionnels turcs nourris à la mammelle du kemalisme n'ont pas réussi pendant près de 80 ans de gestion directe des affaires de la Turquie à réaliser les prouesses que l'AKP a accompli en douze de pouvoir seulement?Pourquoi a-t-il fallu que ce soit paradoxalement un parti d'obédience islamiste qui "montre" les bienfaits de la laicité kemaliste?C'est comme si on affirmait que le succès d'un parti marxiste était dû à ...l'idéologie libérale!Quant aux "prérequis de l'adhésion à l'UE" qu'il présente comme une des raisons de la longévité de l'AKP au pouvoir,c'est effectivement le cas,mais pas dans le sens que N.Boukrouh le croit:Elle a permis d'éloigner le spectre du coup d'Etat militaire,une "constante" du système kemaliste et dont avait déjà été victime le Refah de Necmettin Erbakan,l'ancêtre de l'AKP en 1997.La perspective de l'adhésion à l'UE a permis l'AKP(surtout au début de son règne) de poursuivre une politique de démantèlement de l'héritage kemalien,une politique qu'il n'aurait jamais pu mener à bout si l'hypothèque de l'intervention de l'armée n'avait pas été préalablement levée.La politique menée par l'AKP ne s'est donc pas faite conformément au système kemalien,comme voudrait nous le faire croire N. Boukrouh,mais à son détriment.
Passant ensuite à l'Algérie,l'auteur croit trouver dans l'Histoire récente du pays une période similaire au contexte turc actuel:"En opérant un recul dans l’histoire, on remarque que ces deux contraintes étaient présentes dans l’Algérie coloniale".On savait bien que certains historiens français étaient des nostalgiques de la période coloniale,mais on ne savait pas que certains intellectuels algériens l'étaient aussi!Mais laissons N.Boukrouh poursuivre son raisonnement aussi choquant soit-il pour voir où il veut en venir:"Au sein du Mouvement national qui s’était formé pour combattre le colonialisme, il y avait une composante islamique, l’Association des oulémas algériens. Invoquant le principe de la séparation du culte et de l’Etat, elle a revendiqué pendant des décennies son application au culte musulman afin d’en prendre la charge[...]Vivant sous le régime de la laïcité qu’ils voulaient tourner à leur avantage, les oulémas accomplissaient leur mission sociale et éducative ".Bon,au début,les Ulemas ont revendiqué pendant des décennies l'application de la séparation du culte et de l'Etat(ce qui signifie que cette séparation n'existait pas),mais deux lignes plus loin,et comme par enchantement,il nous dit que les Ulémas "vivaient sous le régime de la laicité"!Le fait est que la loi de 1905 instaurant la séparation en France de l'Etat et du culte n'a jamais été élargi à l'islam et que les ulemas n'ont jamais pu obtenir gain de cause sur la question.Il n'est donc pas vrai que les ulémas ont vécu sous le régime de la laicité et l'ont tourné à leur avantage comme le prétend l'auteur.Suivra ensuite une description longue et idyllique de la société "indigène" du temps de la colonisation.On a presque envie de se "téléporter" immédiatement vers cette époque bénie.On en oublierait presque les 90% d'analphabetes,l'espérance de vie très basse,la misère et ses corollaires,la gale,les poux etc...Poursuivant son "procès à charge" contre les islamistes,il évoque les affrontements entre juifs et musulmans qui eurent lieu en 1934 à Constantine:"Le 5 août 1934, des affrontements d’une grande violence éclatent entre Algériens et juifs à Constantine où un Israélite éméché avait uriné contre le mur d’une mosquée, avant de s’étendre à d’autres villes. Ils se solderont par une vingtaine de morts de part et d’autre. Les oulémas, Ben Badis en tête, ont déployé pendant ces évènements toute leur énergie pour les faire cesser. Bennabi, qui se trouvait à Tébessa, apporte dans ses Mémoires ce témoignage : «Nous nous opposâmes à Tébessa à ce que la minorité juive subisse le moindre dommage. La nuit, nous faisions même une garde sous le balcon d’un certain Moraly que nous pensions être le plus susceptible d’attirer une vendetta. L’imam de la ville fut sublime, rassurant jusqu’à sa porte un malheureux juif attaqué par un voyou… Le cheikh Ben Badis fut durant ces pénibles évènements d’un grand courage et d’une parfaire dignité".avant de tirer la conclusion sous forme de question:"Quel savantissime cheikh, quelle figure intellectuelle arabe ou musulmane ferait aujourd’hui barrage de son corps pour protéger les chrétiens d’Égypte ou d’Irak ? Je n’ose pas parler de juifs".Et tout ça,c'est bien sûr la faute à l'islamisme.Pourtant,à la même époque(1934),une violente vague d'antisémitisme balaiera l'Europe,occasionnant le massacre de millions de juifs.Les islamistes y étaient-ils pour quelque chose?A cette époque,Martin Heidegger,considéré comme l'un des plus grands philosophes du 20e siècle sinon le plus grand était militant du Parti Nazi....Comme on le voit bien,ce n'est pas d'un coté les partisans de la Raison,des Lumières,de la paix et du progrès d'un coté,et les partisans de l'obscurantisme,de la régression et de la barbarie de l'autre,mais les choses sont beaucoup plus compliquées que ça.Il serait utile que M.Boukrouh lise "La Revolution française et la psychologie des révolutions"de Gustave Lebon pour qu'il se rende compte de lui-même que le délire mystique et la barbarie ne sont pas le propre des salafiste fanatiques et que le Règne de la Terreur durant la Révolution française s'est exercé au nom du ...Culte de la Raison.Plus près de nous,le grand ethnologue français Marcel Mauss écrivait :"Durkheim et après lui nous autres,nous sommes,je crois,les fondateurs de la théorie de l'autorité et de la représentation collective.Que de grandes sociétés modernes plus ou moins sorties du Moyen-Age d'ailleurs,puissent être suggestionnées comme des australiens le sont par leurs danses et mises en branle comme une ronde d'enfants,c'est une chose qu'au fond nous n'avons pas prévue.Ce retour au primitif n'avait pas été l'objet de nos reflexions.Nous nous contentions de quelques allusions aux états de foules,alors qu'il s'agissait de bien autre chose".Ces lignes saisissantes ont été écrites dans les années 1930 en pleine montée du nazisme et du fascisme,ce qui montre bien qu'on n'a pas les sociétés modernes et pacifiques d'un coté et les sociétés archaiques et barbare,mais qu'on peut parfaitement avoir une société qui est à la fois très moderne et avancée technologiquement et en même temps barbare.Juste après N.Boukrouh nous sert la théorie du "c'est la faute aux autre" quand il affirme que "L’islam maghrébin était ouvert, tolérant, civilisé, pacifique, jusqu’à l’arrivée de l’islamisme radical importé d’Égypte, du Pakistan et d’Afghanistan à partir des années 1970".Puis juste après:"De tous les pays arabo-musulmans, nous sommes celui qui a payé le plus lourd tribut à cette importation qui, mélangée au populisme et au nihilisme locaux a donné un islamisme de bas étage".D'un coté,les maghrébins sont tolérants,civilisés et pacifiques de l'autres ils sont nihilistes!
Après une petite digressions sur les "tartarinades" d'Ahmadinejad,l'auteur retourne au point de départ de son étude:"L’islamisme arabe et l’islamisme turc ne se ressemblent que de loin. A ce que l’on sache, ce dernier n’a pas tué pour arriver au pouvoir ; il n’a pas divisé en deux son peuple ; il n’a pas clochardisé la Turquie, ni enlaidi et attristé sa vie. Il y est arrivé par les voies de la persuasion, de la légalité, de la démocratie et de la rationalité".Depuis quand les politiques,aussi bien en Turquie qu'en Suisse en ou en Suède arrivent au pouvoir par la persuasion et la rationalité?C'est par la rationalité que Sarkozy est allé "siphonner" les voix de l'extrême-droite en 2007 et qu'il s'apprête à appliquer la même tactque en 2012?C'est par la rationalité que G.W.Bush a été élu deux fois président des Etats-Unis grâce aux voix des secteurs les plus conservateurs et les plus religieux de l'électorat américain?Allant plus loin dans son pseudo-raisonnement,il affirme avec assurance que "la laïcité et le tutorat de l’armée l’ont servi plus qu’ils ne l’ont desservi" et que "l’islamisme n’a été qu’un juste retour des choses en considération de ce qu’a fait subir Mustapha Kemal à ce pays".Mais il ne dit pas en quoi le cas turc serait différent du cas tunisien par exemple qui a lui aussi subi près d'un demi-siècle de laicisation forcée sous Bourguiba et Ben Ali et en quoi la victoire du parti Ennahda ne serait pas elle aussi un "juste retour des choses"?Mais en fait,c'était quoi les "réformes" de Mustapha Kemal au juste?Laissons l'auteur lui-même nous les présenter en détail:"Entre 1921 et 1923, il commence par faire adopter par la Grande assemblée nationale une série de lois constitutionnelles disposant que «la base de l’Etat turc est la souveraineté du peuple» et la Turquie «une démocratie parlementaire». Hostile à l’abolition du califat, l’Assemblée lui propose de devenir calife, mais il refuse l’offre avec dédain. Le 3 mars 1924, il lui présente un projet de loi supprimant le califat et imposant la laïcité. Sous la menace des armes, les députés votent le texte. Ceux qui s’y sont opposés, même parmi ses anciens compagnons, ont été pendus ou fusillés. Ayant désormais les mains libres, il entreprend une tâche que peu d’hommes dans l’Histoire ont osée : changer l’âme d’un peuple, le couper de ses racines spirituelles et historiques, le vêtir d’une identité qui n’est pas la sienne, lui inculquer autoritairement des gestes et des habitudes étrangers à sa nature. Il abroge la législation ottomane inspirée de la chariâ et la remplace par le code civil suisse, le code pénal italien, et le code de commerce allemand. Il interdit sous peine d’emprisonnement l’usage des salutations islamiques (salamou alaïkoum) et toute expression de la culture arabe (littérature, poésie, musique, danse…). Il promulgue une loi assimilant le port du fez (tarbouche rouge) à un «attentat contre la sûreté de l’Etat», remplace le vendredi par dimanche comme jour de repos, et le calendrier arabe par le calendrier européen. Il fait fermer les mosquées, interdire les livres religieux, coupe toute relation avec les Arabes et se tourne complètement vers l’Occident. Il donne une année à la nation pour s’habituer à écrire en caractères latins la langue turque qui utilisait jusqu’alors les caractères arabes. Ces transformations radicales sans précédent furent menées en moins de quatre ans et se soldèrent par la mort de dizaines de milliers de récalcitrants".On ne voit pas très bien où se trouve la "persuasion,la légalité et la rationalité" tant chantés par le sieur Boukrouh dans ce chapelet de mesures(ou plutôt d'interdictions et d'injonctions),mais peut-être ne sont-ils valables que lorsqu'ils s'agit de dénigrer à tout va les islamistes?Poussant le grotesque plus loin,il assène que"Ataturk a sauvé la Turquie et en a fait une nation moderne, libre et souveraine".Il l'a rendue libre et souveraine en forçant ses député à adopter ses "réformes" sous la menace des armes et en massacrant des dizaines de milliers de "récalcitrants"(de simples musulmans attachés à leur foi)?N.Boukrouh écrit lui-même qu'Ataturk "s’est essayé à quelque chose d’irréalisable : on ne change pas de force l’âme d’un peuple ; une âme n’est pas un organe qu’on peut remplacer par un autre".Comment peut-il s'essayer à quelque chose d'irréalisable(changer de force l'âme d'un peuple)et être à l'origine du succès d'un parti qui s'est justement atellé à défaire ce que le kemalisme a érigé pendant huit décennies de règne sans partage?
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